ATELIER LECTURES N° 106 : Céline MINARD
Nous étions 14 ce lundi 10/X/16 pour échanger sur cette assez mystérieuse romancière citée dans les listes des goncourables et des féminisables... Sur ses 8 romans que l'on dit inclassables , éclatant d'énergie et de virtuosité langagière , nous en avions lu quatre.
Le Grand jeu 2016
L'entrée dans le roman a été parfois difficile , mais on se laisse vite prendre par la qualité , la précision de l'écriture , et par l'expérience tentée par la narratrice : dans les Alpes , s'isoler du monde à 3000 m dans une capsule suréquipée proche de celle des spationautes , vivre en autarcie entre roche et précipice , survivre , solitaire. Le rapport au temps, à la durée est posé dès les premières pages : ce lieu exigu " où je vais passer mes jours, si ce n'est mes journées" (p8) . Nous sommes devant un questionnement philosophique , une expérience morale et mentale , la problématique du rapport de soi aux autres. L'autre est-il une gène , ou la promesse d'un secours ? L'unique personne que rencontre la narratrice est une étrange nonne, Dongbin , sorte de hippie vieillie , laide et malodorante , une ermite installée de longue date sur ce territoire vertigineux qu'elle domine aisément . Qui peut donc nous secourir , des proches , ou des inconnus totalement différents de nous ?
Le lecteur est confronté au vocabulaire technique de l'escalade , du rappel , de l'autoassurance , des mousquetons et des cordages jusqu'à la fin du roman avec une métaphore , celle d'une longue et étroite sangle sur laquelle Dongbin franchit le précipice séparant deux sommets : la narratrice a appris à se tenir et avancer sur cette sangle tendue à 60 cm du sol . Qu'en sera-t-il au-dessus du vide ? La nonne lui fait retarder son défi , sans renoncement définitif . Dernière phrase du roman : "Comment pourrait-il accueillir le monde , celui qui ne se mise pas lui-même ?"
En écho nous évoquons deux autres romans sur l'isolement volontaire , Dans les forêts de Sibérie de Tesson , et de Thoreau - l'ami de Melville - Je vivais seul dans les bois... .
Olimpia 2010
Extraordinaire petit livre d'à peine cent pages , une longue , fabuleuse imprécation flamboyante , baroque : la narratrice , Olimpia , est arrivée au pouvoir lorsque son beau-frère a été élu pape sous le nom d'Innocent X . A sa mort elle perd tout , quitte Rome pour Viterbe afin de mieux cracher sa haine de la Curie romaine ... Autre démonstration du souffle de cette écriture inattendue .
Faillir être flingué 2013
Le roman a reçu le Prix du Livre Inter et a fait connaître l'auteure : ce Prix , dit-elle à Télérama , " va me permettre de vivre pendant trois ans avec l'équivalent d'un smic " . Nous sommes là dans l'univers du western , mais pris à contre-pied . Les dernières pages sont des citations très réussies des films que nous connaissons , les Méchants sont abattus , les tirs des Bons font mouche : la parodie , par la virtuosité de l'écriture , est parfaite . Il y a davantage . Le roman est cocasse , plein d'humanité : une famille s'exile en chariot , la vieille mère à l'agonie est veillée par ses fils , elle sera accueillie et soignée par les indiens et leur chamane , les fils accueillent et protègent une fillette à demi sauvage , il y aura dans ce désert une contrebasse et des baignoires , avant que tous soient installés dans une ville agréable – une fois débarrassée des Méchants ... Oui, c'est souvent rigolo !
So long , Luise 2011
Baroque ici encore , entre Georges Pérec et les merveilles d'Alice : "Je tiens autour de moi comme les veilleurs éveillés , les antichambres désorientées des fictions , des lieux et des temps où j'ai vécu " ( p 77 ) . La narratrice est une très vieille femme , riche écrivain de renommée internationale ; elle a institué sa compagne , peintre , son héritière ; et elle lui destine ce dernier livre qui s'écrit , où elle rappelle leur vie , leurs amours , les folies communes . Se mêlent à ces histoires un peuple de nains , de pictes , de panotes , de gnomes germaniques , les erddemenmendel ... Au grenier les deux amies poussent le fond d'une malle, entrent dans la forêt , tombent , entrent dans une fourmilière et marchent devant les palais ...
Plus inattendues les célébrations des couples lesbiens , "les gousses" sont supérieures "aux tapettes" car elles pratiquent la "tripénétration" grâce à "leurs vibros" et leur imposante collection de "toys". Même précision et même qualité baroque de l'écriture quand elle évoque des moments particulièrement chauds : " Appareille sur le canapé sous les yeux dilatés des bougies et t'enfile par-dessus la fête trépidante face à la nuit béante à la baie . Aggripée à mon dos à mon cou par les bras et les jambes , installée sur ma corne souple bondissante , tu sautes , t'enfonces , t'en viens , me sors , reprends , serrant mes flancs à cru montée sur mon ventre serré dans l'étau de tes cuisses , glissante , dérapée , tu pompes , débridée , vagissante . Tu pompes , tu galopes ." ( p 162 ) .
( En PJ , en complément à ce CR une illustration pour cette page 162 offerte par le Musée Guimet ) .
Il n'apparaît pas que A bientôt , Luise , cette erotic fantasy , ait été couronnée par un Prix .
Pourtant , comme l'écrivaient Télérama ou Le Monde , ses "livres sont inclassables et originaux" . Nous n'avons pas fini d'entendre parler de Céline MINARD. Une découverte surprenante , et parfois prenante , pour la plupart d'entre nous.
1/2
Nous avons également beaucoup apprécié :
de Laurent MAUVIGNIER Continuer (2016) , excellent sur les difficultés à surmonter pour un adolescent , les efforts réussis de sa mère , une expédition équestre au Kirghistan avec notre actualité en arrière-plan . Par contre les nouvelles de son Autour du monde ont paru décevantes.
Laëtitia ou la fin des hommes de Ivan JABLONKA , juste et bouleversant : "les violences qu'ont subies Laëtitia, sa soeur, leur mère, il faut les regarder en face collectivement, en tant qu'il y a des hommes, des femmes et des rapports de domination" .
De Natacha APPANAH Tropiques de la violence : originaire de Mayotte , l'auteure vit à Caen , elle brosse un tableau réaliste très réussi à l'envers du stéréotype exotique.
À partir d'un fait-divers , de la Marocaine Leila SLIMANI , très facile à lire , l'excellent Une chanson douce .
Prochains rendez-vous :
Lundi 7 novembre : TABBUCHI , romans au choix
Lundi 5 décembre : de l'Histoire , Françoise parlera pendant une heure des Pères fondateurs de l'Ecole laïque ; Anne-Marie pendant 45 minutes présentera La Guerre au loin de Sylvain VENAYRE et fera un CR de la conférence au Sénat de La Lettre dd'Orient ; André pendant 45 ' parlera de l'oeuvre de Jean Macé.
Lundi 30 janvier : nous cherchons des romans de l'ex-Yougoslavie : les 600 pages de Drago JANCAR pendant la Guerre de Sept ans Katarina , le paon et le Jésuite ; ou du même auteur Six mois dans la vie de Ciril ;
ou le Manuel d'exil , comment réussir son exil en trente cinq leçons de Velibor COLIC ;
ou autres....