ATELIER LECTURES N° 90 L. CASTELLINA - M. AGUS

 

La salle biblio de Lagord aurait été trop petite: nous étions 23 ce 9 mars pour échanger nos points de vue sur ce livre original Prends garde, beaucoup plus explicite avec son titre italien Guardati dalla mia fame: la faim, la menace, imposées au lecteur dès la couverture.

 

Prends garde

 

Livre original et très bien venu: 80 pages historiques d'un côté, 90 pages de fiction lorsque l'on retourne le livre, sur le même fait divers, l'assaut de la foule miséreuse contre la grande demeure patricienne des soeurs Porro, lynchées, et deux seront frappées à mort. Deux voix, celle d'une historienne et journaliste politique, Luciana CASTELLINA, et celle de la romancière sarde que nous connaissions: Milena AGUS. Un lieu: Andria, petite ville de la province des Pouilles, et une date, le 7 mars 1946.

Le ton de ces deux parties est différent, c'est le but du jeu. Les faits, le contexte historique, sont parfaitement traités par CASTELLINA, accumulation de dates, de lieux, de noms des premiers syndicalistes, rappel de ce que vit l'Italie depuis la destitution de Mussolini en juillet 1943 suite au débarquement allié en Sicile. Tentatives de résistance d'anciens fascistes alors que les troupes allemandes sont venues occuper Rome, le roi Victor-Emmanuel III replié à Salerne, les Partisans en armes combattant les fascistes, et les Alliés redoutant par dessus tout une prise de pouvoir des communistes italiens du PCI.

En 1946 ce devrait être l'après guerre. Et pourtant le lecteur français découvre ce qu'il ne soupçonnait pas: l'afflux des réfugiés de l'Italie du Nord ou de Slavonie, les soldats démobilisés, l'archaïsme des exploitations agricoles gigantesques, l'indifférence des propriétaires de ces latifondi, tout cela génère chomage et famine. Dans l'Italie toute proche on meurt de faim, on meurt de faim dans les Pouilles.

La journaliste rend admirablement pour le lecteur cette dramatique situation. Pour les enfants victimes de malnutrition "le PCI et l'UDI, l'Union des femmes italiennes, avaient organisé les "trains du bonheur". Oui, du bonheur, parce que ces enfants comprirent, à ce moment-là, qu'on pouvait vivre sans connaître la faim, même dans les campagnes. Et encore aujourd'hui, quelques vieillards se souviennent de l'étonnement des enfants, lorsqu'ils découvrirent que l'on pouvait manger trois fois par jour" (p 55). Comme l'horreur des conditions faites aux journaliers agricoles habitant "dans des maisons qui étaient des trous creusés dans les murs d'enceinte" (p 43), " les hommes trimant dans les champs dès quatre heures du matin, alors qu'il faisait encore nuit. Quand le soleil se levait, ils avaient déjà fait trois heures, et leurs vêtements étaient trempés de rosée"; "C'était toujours mieux que cinquante ans auparavant, quand les journaliers qui allaient vendanger se voyaient affublés d'une muselière pour les empêcher de manger le raisin" (p 44).

Luciana CASTELLINA sait de qui, et de quoi elle parle: elle est née en 1929, est entrée au PCI en 1947 – l'époque du drame des soeurs Porro à Andria – et a été toute sa vie une élue communiste. C'est son engagement, sa passion que nous lisons.

 

Et maintenant la romancière. On l'a sollicitée pour le pendant fictionnel de ce fait divers. Milena AGUS a dit qu'elle avait découvert cette misère et ces famines, qui lui étaient totalement inconnues. Un travail de commande. Les critiques italiens parlent de son éblouissante imagination. Au lieu de ça, nous lisons "Leur richesse ne servait à rien, car elles vivaient comme des pauvresses..." (p 14) : elle dit et ne montre pas. Panne de romancière, comme piégée par un exercice scolaire imposé: Vous imaginerez la vie des soeurs Porro ...

Heureusement nous avons aussi lu ses précédents romans. Mal de pierres, la solitude affective de l'héroïne, ses fantasmes érotiques, ses prestations, sa demande d'amour, avec de l'humour dans un récit admirablement construit. Autre fable tragique et souriante que Battement d'ailes, le titre italien annonce, lui, la distance: Les ailes de papa ! La Sardaigne, le maquis, ses superbes côtes convoitées par les promoteurs immobiliers, un personnage féminin qui résiste, qui vit ses fantasmes sexuels. Autres nymphomanes dans Quand le requin dort et La Comtessede ricotta ... Bien attachante l'oeuvre romanesque de Milena AGUS, métaphysique et condition humaine cachées sous la fable souriante.

 

Nous avons également beaucoup apprécié:

Le Goncourt de Lydie SALVAYRE: Pas Pleurer dans l'Espagne de 1936, comme un écho romanesque à Prends garde avec beaucoup plus de sincérité et d'aisance;

En lien avec le film Le Dernier loup le roman de Jiang RONG Le Totem du loup, dont nous avions beaucoup aimé la force narrative et le positionnement idéologique;

Evoqués, pas encore lus: HUMBERT, DUROY, FERRARI, plus le vrai coup de coeur pour cette Petite lumière mise à notre menu de Juin.

 

Prochains Rendez-vous, lundi 15H

20 Avril: Alaa El ASWANY L'Automobile Club d'Egypte et autres titres

18 Mai: Sandrine COLLETTE Un vent de cendres (Poche 7E) et les Nouvelles Gachettes du Polar

1er Juin: Antonio MORESCO La petite lumière (125 p)